Jean Magnan


Algérie 54-62 | 2003

Mise en scène Robert Cantarella
Assistantes Isabelle Angotti, Geneviève Verseau
Dramaturgie Marie-Pia Bureau, Marion Stoufflet
Scénographie Claudine Brahem
Costumes Cécile Feilchenfeldt
Direction technique Christophe Bernard
Lumières Victor Dos Santos, Christian Dubet

Avec Gilles David, Stéphanie Farison, Nasser Gheraieb, Pierre-Félix Gravière, Johanna Korthals Altes, Emilien Tessier, Philippe Vieux, Jacques Vincey

Musique Les Trois 8 / Fred Costa, Alexandre Meyer et Frédéric Minière

C’est sans aucun doute le projet qui a suscité le plus de violence autour de nous pendant les représentations. Je crois avoir eu les critiques les plus virulentes et assassines de tout mon parcours, pourtant ponctué d’aucune complaisance, mais pour ce projet quelque chose est passé qui, avec le recul et en essayant de ne pas se draper dans le rôle de l’incompris, s’apparente à une impossible vision de ce fait toujours recouvert que l’on appelle depuis peu La guerre d’Algérie.

Je lis la pièce, et devant l’énigme du plein chant de l’écriture de Jean Magnan qui dit si justement les alentours de la guerre, qui trace les contours de sa non-représentation, j’espère approcher la vision que réclame l’auteur lorsqu’il écrit la façon dont le texte lui est revenu après avoir participé à cette guerre.

L’irreprésentable est inscrit dans toutes les échelles du texte : dans les variations de sujets, de plans, alternant les voix intérieures d’un soldat, le dialogue, le commentaire, le poème écrit après l’événement, la scène autonome et encore d’infinies variantes. Son inspiration est large, démesurément, de telle façon qu’aucune vision synthétisante ne soit possible. Ses référents sont le cinéma, le roman, le quotidien, le théâtre classique et les Présocratiques. Cette construction fait tenir son propre journal de guerre. Tous les moyens de transport que le langage a inventé sont bons à prendre pour Jean Magnan, et la jubilation noire qui en résulte nous contamine pendant les répétitions. Nous vérifions que l’extrême élégance vient du fait de produire une langue indépendante, de la rendre pleine de jouissance, qui rendra compte de la présence d’un jeune homme en Algérie pour une guerre de colonisation, alors que le reste de la France veut à toute force oublier, cacher, recouvrir bref, ne veut pas d’une représentation possible de la langue de cette guerre.

La torsion entre tout faire pour ne pas montrer et faire dire, est peut-être une des raisons de la violence au moment de l’exposition du projet. Je dis cela sans savoir exactement, sans vouloir trop analyser, car les réactions étaient impulsives, parfois hystériques, souvent abruptes. Un journal dijonnais a même tenu une rubrique sur le fait que les représentations à Paris étaient un pugilat.

J’ai proposé de continuer le travail de répétitions pendant les représentations. Nous tenons le journal en acte des représentations. La version dernière que nous donnons à Orléans sera la plus juste. J’ai décidé que tous se présenteront comme dans un générique cinématographique dès le début du spectacle en donnant son nom, la figure interprétée et un détail de sa journée à Orléans ce jour-là. Chaque acteur pouvait improviser un texte pour expliquer l’endroit où il sera plus tard sur la scène, le montrer, refaire le mouvement et le texte qu’il devra dire lorsqu’il arrivera à cette place. La réaction du public est totalement différente. La relation inscrite entre la salle et la scène suppose que le temps est déjà inscrit dans les corps des interprètes, et cette complicité amoindrit la peur de la dispersion qui nous est souvent reprochée dans la version scénique de ce texte. Le réglage entre le présent des acteurs et leur jeu à venir est un plaisir qui permet une entame jouissive et cette énergie accompagne la jubilation de la langue. Ce n’est plus le message qui prime ou la volonté de gravité (d’un centre), mais le laisser aller, le lâcher prise. Une sorte de lever de rideau, d’introduction, qui oriente la lecture.

Ce spectacle est pour moi le plus important réalisé à Dijon. Sans doute pour sa difficulté à être accepté, mais aussi pour le réglage infiniment patient réclamé par cette poétique. Je prenais conscience à plusieurs que la présentation d’un texte en acte est une responsabilité commune et que la justification d’un outil public comme ce théâtre, était précisément dans la recherche jamais assouvie de ce réglage pour tous. Pour tous donc jamais atteint. Encore le déséquilibre qu’inspire ce texte boitant hors de toute assurance. C’est la matière du partage avec la salle, y compris avec ceux qui en sortaient avant la fin.