August Strindberg


Le Chemin de Damas | 2004

Texte : August Strindberg
Texte français : Terje Sinding
Mise en scène : Robert Cantarella
Adaptation : Robert Cantarella et Julien Fišera
Dramaturgie : Julien Fišera
Scénographie Laurent P. Berger
Lumières Laurent P. Berger et Victor Dos Santos
Conception sonore Eric Neveux
Costumes Cécile Feilchenfeldt et Stéphane Laverne
Assistante costumes Mariam Rasch
Conception maquillages, masques Dominique Colladant
Son Jean-Marc Bezou
Accessoiriste Patrick Buoncristiani
Assistant maquillages Frédéric Balmer
Chef de chant Xavier Legasa
Collaboration technique Christophe Bernard

Avec Jean-Claude Bolle-Reddat, Florence Giorgetti, Philippe Journo, Johanna Korthals Altes, Jacek Maka, Wolfgang Menardi, Emilien Tessier

Avec la voix de Michael Lonsdale

Le texte du Chemin de Damas est un feuillage. Il croît à la mesure de son propre désir de croissance. Il se ramifie de ses inventions de formes et de genres. Il bruit de sons parfois indépendants du mouvement de ses scènes. Compact, serré, il laisse pourtant filtrer l’air et la lumière : à la fois poreux et entêté. Lire la pièce aujourd’hui, c’est vaincre la convention, le formalisme, combattre nos attentes et combattre ce que nous croyons connaître. Autant de rouages qu’August Strindberg met à l’épreuve jusqu’à l’usure.

À ce moment de sa vie, August Strindberg cherche la formule alchimique de l’or pour en destituer la valeur illusoire. Il espère l’avènement d’un monde plus juste où chacun pourra fabriquer la quantité nécessaire à sa propre survie.

August Strindberg, de chambre en chambre, fait ses essais de chimie, mélange les matériaux, décompose et nomme chaque ingrédient pour varier les mélanges. Sa chambre d’hôtel à Paris est encombrée d’appareils de mesure, de filtrage et de décoction.

La nuit, ou bien le matin, il écrit et il recompose. Il fait travailler les mélanges et ordonne sa réflexion pour atteindre la solution, la juste combinaison.

August Strindberg croit qu’il va réussir. Il descend dans le jardin du Luxembourg, croise son double qui le suit (ou est-ce lui qui le suit ?), et tous les signes vus, entendus, déchiffrés, font naître le désir d’une nouvelle combinaison. Il remonte dans sa chambre, mélange encore, puis il écrit.

Le Chemin de Damas est la conséquence de l’état dans lequel il s’est mis.

Il tombe amoureux de la dame – celle qui joue la dame dans la première version de la pièce. Elle devient l’amoureuse pour qui il écrira les deux autres parties. Par amour, il continue d’écrire pour elle – à cause d’elle.

August Strindberg écrit à deux vitesses : la recherche d’un monde plus juste et l’amour. La pièce en est la trace écrite, le relevé de ces deux énergies.

Il voit des signes partout. Il les suit à la lettre, les interprète. Par exemple cette branche, ce visage, et ce chat qui file, lui parlent à haute voix. Tout lire, puis tout relier, puis suivre la trace. Être doué pour les signes et leur révélation. La machine à désir toujours en alerte. Le désir comme une clairvoyance (se dessaisir de la sidération, de la contemplation passive, massive, pour suivre sa pente, son biais), désir de vie, August Strindberg passe sa vie à les écrire.

La machine de théâtre d’August Strindberg est terriblement vivante.

Son scandale est là, précisément, dans l’exposition d’un désir, en vie, en acte.

Puissance de déflagration d’une structure résistante à toute préhension, ce qui ne veut pas dire folle ou inconséquente, mais transcription d’une force, d’un enregistrement des fondements du vivant : la quête et l’amour. Deux processus révolutionnaires.

Damen kuss : le baiser de la dame. Le chemin vers le baiser de la dame, la recherche du baiser de la dame comme but et justification de ce périple.

Toute une pièce pour un baiser.

Au cœur du sensible, au milieu du chemin, dès le début. Aussitôt en pleine mer. Regardons l’étoile de tempête d’August Strindberg, c’est elle qui nous révèle la meilleure image de son art, de son œuvre. L’interprétation du texte réclame du discernement, du jugement, de la critique. August Strindberg fait le point sur la lutte pour la survie du désir, il est flou, trop précis, ou lointain. La lutte est aussi esthétique. Pourtant elle est paisible car travaillée par l’art et le métier de Strindberg. La pièce devient un manifeste humain, une preuve par la parole que toute lutte s’apaise par les moyens de l’art et de l’œuvre. C’est ce qui m’a saisi, dès la première lecture, puis encore, et après, et maintenant aussi : l’effacement du roman des origines pour exposer la pleine lutte des vivants et leur désir de vivre, pour poser que la paix est toujours en devenir par le moyen de l’art. Pourquoi la pensée ne prendrait-elle pas la forme du théâtre pour se manifester aux futurs vivants que nous sommes ?

Le texte est démesuré. Je le donne à lire à Philippe Minyana, à Laurent P. Berger comme concepteur visuel, à Julien Fišera assistant et dramaturge, à Florence Giorgetti qui jouera la dame et à Marie Pia Bureau qui en tant que secrétaire générale du théâtre connaît mes projets. Laurent, que je viens de rencontrer quelques mois plus tôt, est immédiatement au travail, il veut le faire. La démesure est ce qui va nous relier, comme force et poussée positive. Quels que soient les textes, il accompagne le mouvement d’envie avec une douceur et un art qui font dire que seule l’amitié peut donner des ailes, il m’en donne à chaque décision de scène.

Je sais que pour la pièce de Strindberg il faut ne rien stabiliser, ne pas constituer un ensemble homogène d’acteurs, mais comme dans le texte, créer les occasions de glissements et de dérapages grâce entre autres, à des cultures du jeu non uniformisées.